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Les métiers de Paris sous l’ancien Régime

Les métiers de Paris sous l’ancien Régime : les Orfèvres

« L’orfèvre a été à toute époque le premier ouvrier de Paris. Au XIIIe siècle, le Livre des Métiers, qui n’admet pas de hiérarchie parmi les communautés, laisse entrevoir, dans le style de leurs règlements, l’excellence unique de ce travail réservé aux princes et à l’Église. Au XVIIIe siècle, parmi les négociants des Six Corps, c’est le seul corps composé de fabricants. Type spécial, participant de l’artiste, de l’ouvrier et du grand négociant, l’orfèvre a; toujours maintenu sa haute supériorité non pas autant par sa richesse que par la noblesse de son métier.

On a lu les statuts des orfèvres dans le Livre des Métiers. Rédigés en douze articles très brefs,
ils semblent destinés à complaire au prévôt de Paris plutôt qu’à fixer les règles de la communauté. Ils prescrivent la qualité d’or qui doit être à la touche de Paris, la première du monde entier, et le titre de l’argent qui est celui du sterling. Les privilèges les plus étendus leur sont accordés. La confrérie de Saint-Eloi, déjà prospère, consacre une partie de ses fonds à donner des repas aux pauvres et aux malades.

Le roi Jean, en 1355, et Charles V, en 1379, leur donnèrent un nouveau texte de règlements. Jusque-là on ne les cite que pour des mesures d’ordre public, interdiction de faire le change dans leurs comptoirs du Grand Pont, défense de fabriquer de la vaisselle d’or et d’argent pendant un an, prescriptions souvent illusoires que motivait la rareté des métaux précieux dans les circonstances critiques. Les statuts de 1355 et de 1879 sont un même texte. On y retrouve les formules d’Etienne Boileau avec plusieurs règlements nouveaux et plus précis concernant l’emploi de l’or et le sertissage des pierres, mais dans les citations de ces objets, quelques expressions restent encore obscures et incertaines.

L’administration de la communauté passa de trois à six jurés, nombre qui ne fut plus dépassé, même dans les temps modernes (1). La maîtrise était encore libre, à la condition d’avoir fait huit ans d’apprentissage, de subir une épreuve devant les maîtres et d’avoir un poinçon à contreseing, difficultés équivalant à peu près à l’exclusion pour tout autre que les fils de maître. La confrérie de Saint-Eloi, mieux définie pour l’époque, percevait la moitié du prix de maîtrise des étrangers et le cinquième des amendes pour le banquet annuel qu ‘elle donnait à l’Hôtel-Dieu.

L’or doit être à la touche de Paris. Le type de l’argent est appelé «argent le Roy “, à onze deniers douze grains le marc. Les rubis, grenats, émeraudes, améthystes, sont sertis sans feuille dans le fond; les perles d’Orient ne sauraient être mélangées avec les perles d’Ecosse, plus communes. Pour les pierres comme pour le titre de l’or, on admet une tolérance ou, comme on disait alors, ” un remède », au sujet des joyaux d’église qui atteignent souvent de grandes dimensions.

Ces côtés techniques du métier, que nous indiquons seulement, sont décrits avec assez de détails dans les statuts; ils ont d’ailleurs peu varié, le travail de l’orfèvre ayant atteint son perfectionnement dès l’origine et ne permettant pas par lui-même plusieurs manières de procéder.

L’usage fréquent des objets d’or pour la toilette et la coiffure, principale spécialité des merciers, avait obligé les orfèvres à les reconnaître comme marchands d’orfèvrerie. Les merciers étaient définitivement établis en communauté depuis les statuts de 1324. On leur permet la vente des objets en or plein, mais non des objets dorés, l’application de la dorure étant plus susceptible de fraude. Une discussion éclata entre eux et aboutit, en 1429, à un procès qui fixa les parties. Il s’agissait de ceintures d’or et d’argent saisies chez les merciers pour faute d’aloi. Le Parlement, dans l’arrêt qu’il rendit, leur imposa des règlements plus précis et surtout plus rigoureux. Les merciers, déjà très influents, se maintinrent désormais dans le commerce des matières d’or que les orfèvres ne réussirent pas à leur enlever.

La valeur de l’or exigeant d’infinies précautions, les statuts particuliers ne suffisaient plus, et l’intervention directe de l’autorité fut reconnue nécessaire pour l’observation des lois. Déjà en 1421, nous voyons les orfèvres soumis à l’inspection des maîtres généraux des monnaies; puis l’arrêt de 1429 maintient la même décision en l’accompagnant de règlements. Toutes les pièces devront être marquées du poinçon particulier de chaque orfèvre, une fleur de lis couronnée avec ses initiales, puis contremarquées du poinçon de la communauté M. Les maîtres généraux des monnaies seront chargés de présider à la réception à la maîtrise, de prendre de chaque nouveau maître une caution de dix marcs d’argent, de faire la visite des ouvrages d’orfèvrerie. On y voit encore la division des orfèvres en « grossier et mennuyer », selon leurs spécialités et la première mention précise d’un chef-d’oeuvre.

L’administration royale n’imposa les statuts aux métiers, comme règle générale, que dans la seconde moitié du XVIe siècle, après les grands édits. Il y a lieu d’observer que les orfèvres ont précédé les autres de plus d’un siècle, en,raison de la valeur exceptionnelle et de l’emploi surveillé des matières d’or ; dès 1421, la juridiction de la Cour des monnaies leur fut prescrite. Ils gardèrent seulement l’élection de leurs jurés à faire au Châtelet ; les élus allaient ensuite prêter serment à la Monnaie. De nombreux arrêts, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, tous rendus dans le même sens, leur permirent de conserver ce privilège, dernier vestige de leur ancienne indépendance ouvrière.

Après quelques sentences relatives à la fabrication, vint une ordonnance de Louis XII, en 1504, prescrivant l’inscription sur un registre des objets vendus, avec mention à part du prix du métal et du prix de la façon. Cette sage mesure, énoncée pour la première fois, fut appliquée pendant longtemps.

François Ier confirme, en 1534 , les.statuts donnés par le roi Jean et, quelques années après, en 1543, sur les remontrances faites aux maîtres, généraux des monnaies, il promulgue un nouveau texte de règlements pour l’orfèvrerie, à Paris et dans le royaume. Cette ordonnance, en forme de statuts, vise tous les points du travail et de l’organisation intérieure de la communauté, mais au lieu de revêtir le caractère d’une délibération particulière des maîtres orfèvres, simplement sanctionnée par le pouvoir, elle prend la forme impérative des édits, terminant chaque article par les termes consacrés « statuons et ordonnons ». C’est le signe encore plus marqué de l’ingérence directe de l’administration dans les affaires privées des communautés. Les statuts requis par les ouvriers ne sont plus simplement revêtus de l’homologation, ils sont réglés et commandés sans apparence de discussion.

L’or, à 22 carats, sera vendu de 149 à 163 livres le marc, en comptant la façon en sus. Tout or inférieur à 21 carats sera cassé. L’argent sera à 11 deniers 12 grains le marc, titre de Paris. L’essai de l’aloi aura lieu à la pierre de touche et au besoin à l’eau-forte. Si l’acheteur fournit son or, il ne donnera jamais à fondre des pièces de monnaie. Tous les marchands d’objets d’or, merciers ou autres, devront les faire fabriquer par les orfèvres. Les maîtres orfèvres continueront à émailler leurs ouvrages de toutes sortes d’émaux, à leur entière convenance, comme ils pouvaient déjà tailler les pierres précieuses, absorbant à leur gré ces deux métiers : celui d’émailleur, non établi, et celui de lapidaire, aussi ancien qu’eux. L’apprentissage reste fixé à huit ans, et pour les maîtres étrangers on exige en outre un travail de trois années avant de pouvoir obtenir la maîtrise de Paris. Enfin, pour la délicate question des visites, le Roi ordonne qu’elles seront encore faites par les gardes naturels de la communauté, mais à la condition d’être contrôlées par les maîtres généraux des monnaies.

L’ordonnance de Henri II, de 1550, sur la monnaie, renouvela les prescriptions qui précèdent; elle insista surtout sur l’inscription des noms de l’acheteur, titre de l’or, .prix et qualité, pour permettre de suivre la trace des objets. Les orfèvres, inquiets des conséquences de cet acte qui étendait encore les attributions de la Cour des monnaies en lui soumettant tous les métiers de l’or, obtinrent en 1552 un arrêt qui maintenait le serment de leurs jurés au Châtelet.
Cette ordonnance, générale pour la France, reçut une application directe aux orfèvres de Paris, par lettres de, Henri II, du 22 mai 1555. Ce sont de véritables statuts, se rapportant à ceux de 1543, en adoucissant toutefois la rigueur de certains points. On n’exigera plus l’inscription des noms des acheteurs, mais seulement la mention des objets vendus..Les aspirants devront savoir lire et écrire, sauf exception motivée. Les orfèvres pourront plaider personnellement leurs, causes devant la Cour des monnaies, sans avocat ni procureur. Le nombre des maîtres restera fixé comme actuellement (ce devait être trois cents), et il sera procédé au remplacement par extinction, sauf création de six maîtres par an choisis de préférence parmi les fils de maître; toutes lettres de don cesseront d’être valables.

Les lettres de 1555 sont une sorte de satisfaction donnée aux orfèvres(1); l’administration de Henri II cherchait à concilier l’indépendance privée d’une communauté aussi honorable avec les exigences de la Sûreté publique qui réclamait une répression sévère contre la fraude sur les métaux précieux.

Après divers arrêts d’un intérêt secondaire, les orfèvres voient leur communauté atteinte par les grands édits sur les maîtrises, qui débutèrent par celui de décembre 1581. Principalement destinés à procurer des ressources au Trésor sous forme dé prix de maîtrise, ces édits bouleversèrent l’ordre établi pour les réceptions; les jurés furent impuissants,contre l’abus des lettres données en dehors d’eux par le pouvoir. Cependant les orfèvres parèrent à l’avilissement de leur métier avec les lettres patentes de 1584 et 1697, qui chacune arrêtaient l’effet des édits, en déclarant nulles et non avenues toutes maîtrises de lettres non agréées par l’assemblée de la communauté.

Les luttes extérieures ne faisaient pas oublier les règlements d’ordre privé. En 1699, des lettres de Henri IV approuvent une modification dans les statuts: l’apprentissage ne commencera ni avant dix ans ni après seize ans; il durera huit années entières, sans compensation aucune, contrairement aux anciens statuts qui accordaient un bénéfice à l’apprenti capable de faire gagner cent sols par an à son maître, tous frais payés (2). C’était toujours dans un but d’élimination des étrangers. On renouvelle la défense de prêter le poinçon et de vendre des pierres fausses, prescriptions dirigées contre leurs puissants rivaux les marchands merciers. »

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Source :

Titre : Les métiers et corporations de la ville de Paris : XIVe-XVIIIe siècles. Ordonnances générales, métiers de l’alimentation / par René de Lespinasse,…

Auteur : Lespinasse, René de (1843-1922)

Éditeur : Imprimerie nationale (Paris)

Date d’édition : 1886-1897

Contributeur : Bonnardot, François. Directeur de publication

Sujet : Métiers — France — Paris (France)

Sujet : Corporations — France — Paris (France)

Type : monographie imprimée

Langue : Français

Format : 3 vol. : fig. et planche ; in-fol.

Métiers sous l’ancien Régime : tailleur d’habits

Les métiers de France, tailleurs d’habit à Paris du moyen-age au XVIIIe siècle.

Vitrine de Noël - Galeries Lafayette - 13-12-2008 - 8h53
photo credit: Panoramas

Les métiers du vêtement ont formé plusieurs communautés d’ouvriers, établies dès le XIIIe siècle, d’après les spécialités de travail ou les noms des vêtements. Ce sont les conréeurs ou apprêteurs de robes, les tailleurs de robes, couturiers, doubletiers, pourpointiers, juponniers; les chaussiers ou chaussetiers, les braliers de fil, les bonnetiers et autres ouvriers en tricot; les fripiers ayant le droit de réparer et retoucher les vieux habits; enfin certains armuriers fabricants de cuissards et cottes de mailles, doublés d’étoffes et de molleton à disposer en manière d’habillement. Les conréeurs de robes ont disparu après les règlements donnés par le prévôt Jehan de Marle, en 1392, qui ouvrent notre série; ce texte est resté isolé, comme beaucoup d’autres, sans servir à une association spéciale. Le livre d’Etienne Roileau, la Taille de Paris de 1292 mentionnent accidentellement des conréeurs, en les appliquant à la préparation plutôt des cuirs que des étoffes.

Les couturiers, fréquemment cités dans les règlements et les procès, formaient une partie importante du métier, à titre d’ouvriers couseurs, le travail de la coupe étant fait par le maître tailleur; ils n’ont jamais constitué une communauté séparée, ni laissé aucune trace de règlements. Les doubletiers formaient au même titre une catégorie de valets tailleurs. Les chaussiers qui faisaient les hauts et les bas de chausses ont toujours été en dehors et ont fusionné, au XVIIe siècle, avec les drapiers. Quant aux pourpointiers confectionnant le vêtement court, à la mode au XIVe siècle, ils ont profité de leur spécialité pour s’affranchir des tailleurs dont ils étaient une fraction; mais, en somme, le métier des tailleurs domine toujours et ne perd aucun droit sur tous les genres de confections. Ils ont aussi gardé sous leur dépendance absolue le travail des couturières, comme nos grands couturiers d’aujourd’hui. C’est seulement en 1675, lorsque la mode et la toilette se sont répandues dans les diverses classes de la société, que les maîtresses couturières obtinrent d’être érigées en métier juré.

Au Livre d’Etienne Boileau, les règlements des tailleurs de robes ont dix articles. Les robes étaient alors des costumes pour hommes, variant d’étoffe et d’ornementation selon les individus, mais à peu près de la même forme ample et longue, composée de plusieurs “garnements».

La coupe est réservée aux maîtres tailleurs, la couture est faite par les valets couturiers; le métier important et distingué demande le privilège de l’exemption du guet.

De nouveaux règlements sont rendus peu de temps après Boileau, en 1294. On y trouve les noms des grands tailleurs de l’époque, celui du Roi, de la Reine, de leurs enfants, des princes, de l’évêque de Paris, etc., quatre-vingts maîtres des plus importants de la communauté. Ces articles,” comme ceux d’Etienne Boileau, sont peu étendus. Le prévôt nommera les maîtres; tout le travail se fera en vue dans l’atelier et non dans une chambre dissimulée aux regards du public. Les fripiers se borneront à réparer le vieux, les tailleurs à faire le neuf. Il y aura trois jurés établis dans des quartiers différents. Les statuts de Boileau restaient en vigueur sur les autres points.

En 1358, une réclamation émane des valets couturiers pour obtenir l’autorisation de confectionner des doublets sans avoir à passer par les maîtres tailleurs. Ils déclarent être aussi capables que les doubletiers sur la taille et la couture des doublets. On demande beaucoup, disent-ils, ce genre de vêtement; le peuple sera d’autant mieux servi, qu’il y aura augmentation du nombre d’ouvriers. Les couturiers et doubletiers faisaient encore partie des tailleurs de robes, tandis que les pourpointiers venaient d’être érigés en métier séparé depuis l’année 1323. Cette faveur ne leur fut pas accordée.

Le prévôt Jehan Bernier renouvela les statuts des tailleurs en neuf articles, par lettres du 1er décembre 1366. Il y a quatre jurés. On recherche les moyens d’éviter le tort causé au public par ignorance de coupe, la valeur de l’étoffe étant bien supérieure au prix de la façon. Pour être maître et prendre de l’ouvrage à son compte, il fallait être admis par les jurés, sauf
exception pour l’ouvrier occupé dans les maisons des seigneurs et pour la confection des vêtements d’enfants, qui n’étaient pas l’objet d’un privilège de tailleur. Selon l’usage, on livrait son étoffe au tailleur. Quand il manquait le vêtement, les jurés examinaient le défaut, et s’il provenait d’ignorance ou de négligence de sa part, le tailleur devait, en sus de l’amende, une indemnité à la personne.

Les doublets pour la vente devaient être garnis d’étoffes neuves en soie ou fil et non de laine ou d’étoupe. Sur commande, le tailleur pouvait les faire au gré de l’acheteur. La confrérie possédait une caisse de secours pour les maîtres pauvres. On accordait des dispenses de chômage pour les vêtements des princes, pour une noce, une assemblée de corps ou toute autre circonstance pressée. Ces statuts ont été confirmés pendant deux siècles avec des modifications portant seulement sur des points de détail. Plus encore que les autres, le métier de tailleur, exigeant de grands soins et des précautions minutieuses, semble préoccupé de la bonne confection et du zèle qu’il faut y apporter. La communauté, pour poursuivre ce but, ne voyait que les amendes. On  les augmente sur tous les points en 1402 et en 1467.

De 1506 à 1512, quelques contestations surgissent de la part des couturiers, ouvriers des tailleurs ; puis Henri III, par ses lettres patentes de juin 1583, renouvelle leurs statuts. Le métier y paraît avec tous ses privilèges. Il faut être reçu maître pour avoir le droit de s’occuper des habits et accoutrements d’hommes et de femmes. Si les métiers parisiens accusent tous la préoccupation de protéger leur travail et de l’interdire aux ouvriers indépendants d’une communauté, les tailleurs d’habits semblent être les plus tenaces à défendre leurs privilèges. Les tailleurs des princes attachés à leur maison doivent toujours les suivre et n’avoir ni chambres particulières, ni serviteurs, ni ateliers de maîtrise . Parmi les vêtements, le pourpoint semble avoir remplacé le doublet de 1366; on recommande les saies et casaques des gens d’armes à soigner pour la taille, la couture, l’assemblage en droit fil. L’article 29 expose l’état de la confrérie dans des termes vraiment touchants; fondée et érigée en 1402, elle est entretenue par les dons volontaires des ouvriers; sa caisse fournit d’abord les frais du culte, puis assure de grands secours aux maîtres et compagnons devenus pauvres, infirmes ou aveugles en travaillant
au métier. Les autres conditions sont les mêmes qu’auparavant, mais transcrites avec plus de détails, plus de clarté et de précision, permettant d’obtenir une exécution satisfaisante.

Quelques jours après l’enregistrement de ces statuts, les quatre jurés tailleurs obtinrent du Roi, par lettres d’octobre 1583, l’adjonction de huit bacheliers, élus dans les mêmes conditions que les jurés et destinés à les aider dans le travail des visites, très compliqué et très long depuis l’extension du métier dans tous les quartiers de Paris.

Nous avons remarqué une mesure semblable pour tous les corps de métier importants à la fin du XVIe siècle. Les tailleurs réunissaient sous leur administration presque tous les métiers du vêtement, les doubletiers, les pourpointiers et couturiers; ils commandaient sur beaucoup de points les fourreurs, les drapiers chaussetiers, les passementiers, les brodeurs; la plupart des fripiers faisaient fonctions de tailleur pour les étoffes défraîchies. C’était avant tout un travail consistant en façons particulières, variant à l’infini et exigeant des rapports continuels avec des gens de toute classe. Sans être dans les rangs de la hiérarchie ouvrière représentée par les Six Corps, ils devaient prendre une grande place parmi les métiers. Les rivalités, les empiètements, les concurrences ouvertes ou dissimulées étaient fréquentes, les distinctions subtiles. Les vêtements courts n’excédant pas les genoux appartenaient aux pourpointiers, tous les autres plus longs aux tailleurs; les chaussetiers faisaient les vêtements pour les jambes, comme nos culottiers. Avec les différences des modes, on conçoit qu’il était difficile de s’entendre. De plus, il n’y avait pas de métier spécial autorisé pour la toilette des femmes, qui appartenait à
la communauté des tailleurs.

La tendance à se grouper entre métiers semblables se montrait alors avec autant d’intérêt qu’on en avait mis, au moyen âge, à se diviser. Les deux communautés rivales des tailleurs et des pourpointiers tombèrent d’accord et formèrent une liste unique de tous leurs maîtres interdisant, par arrêt du Parlement du 7 septembre 1658, l’entrée dans le métier à tout étranger. L’union fut sanctionnée par un texte de statuts rendu en mai 1660, où le métier élargi et mieux constitué s’établit définitivement. Les tailleurs pourpointiers y affirment pour eux seuls le privilège de faire des habits d’hommes, femmes et enfants, à mesure et sans mesure, avec tous les enjolivements, suivant les termes des statuts de 1583.

Ils font les habits de ballet et de tragédie, les costumes de théâtre et des perfectionnements de toilette, tels que bourrelets, vertugadins, emboutissures. On parle des couturières déjà fort nombreuses dans le métier; il est question de maîtres et maîtresses, ce qui indique l’accession des femmes à la maîtrise. Les ouvriers non reçus dans le métier sont nommés chambrelans.

On employait des toiles cirées et autres étoffes pour doubler et protéger les habits. Mêmes peines pour les vêtements gâchés que pour l’exclusion des tailleurs particuliers des princes.  La question de la jurande devient de plus en plus lourde et embrouillée. Un grand garde était élu tous les deux ans pour représenter le métier. Le refus des jurés et maîtres de con-
frérie les rendait passibles d’une amende de 500 livres. Les quatre jurés sont assistés des anciens ayant passé par les charges et de huit bacheliers; on y ajoute encore les seize nouveaux élus par 120 maîtres pris en nombre égal dans les trois classes des anciens, modernes et jeunes.
Les maîtres s’élevant à 1,600, il eût été impossible, vu ce grand nombre, d’aboutir utilement à une élection. La confrérie dédiée à la sainte Trinité s’acquittait des offices et services des défunts, des secours à distribuer aux infirmes; les cotisations étaient de 30 sols pour les maîtres et de 15 pour les compagnons. Les lettres patentes constatent que les deux métiers ont rédigé ces statuts pour se réunir et éviter désormais les frais des contestations fréquentes.

Les offices furent unis à la communauté, les jurés pour 70,000 livres et, en 1745, les inspecteurs des jurés pour 120,000 livres. A la réorganisation de 1776, ils formèrent une communauté avec les fripiers d’habits et de vêtements, la maîtrise commune étant de 400 livres. Des statuts furent passés en 1784.

Les derniers actes sont des contestations sans fin de la part des passementiers à propos des boutons de drap et d’étoffes, à la main ou au métier, qui ont abouti à des désagréments parfois grotesques dont le public faisait les frais. Ils s’arrogeaient le droit de saisir les boutons, même sur les passants. Les bonnetiers, les boursiers de cuir et surtout les fripiers soutinrent aussi de multiples réclamations.

Les statuts des tailleurs d’habits ont été publiés en 1723, 1742 et 1763. Paris, Knapen, in-12.

Source :

Les métiers et corporations de la ville de Paris : XIVe-XVIIIe siècles. T3 / par René de Lespinasse,… , Imprimerie nationale (Paris),1886-1897

Les halles de Paris : origines – XIXe siècle

Histoire des Halles de Paris jusqu’aux Halles de Baltard

HALLE- Archéologie- — La halle est un marche couvert : elle a son orìgine dans les galeries qui entouraient le forum des villes romaines, et sous lesquelles s’abritaient des boutiques. Un certain nombre de halles du moyen-Age reproduisaient cette disposition : telles étaient les halles construites par Henri II d’Angleterre à Saumur, et décrites par Joinville qui les compare à un grand cloître. Les halles élevées à Paris sous Philippe-Auguste formaient de même une cour entourée de portiques mais d’autres bâtiments s’élevaient au centre.

Les halles de Bruges (XIIIe, XIVe, XVe siècles) entourent aussi une cour. Ce type persiste jusqu’au XVIe siècle. Les deux bourses d’Anvers construites à cette époque étaient des cours carrées entourées de portiques et de boutiques. Ce n’est cependant pas lu le type de halles le plus répandu : ces établissements affectaient généralement la forme d’un rectangle allongé, couvert de voûtes ou de charpentes et divisé assez, souvent en deux ou trois nefs, parfois aussi surmonté d’un étage. Les halles pouvaient être générales, servant à toute espèce de commerce on réservées à un seul. Elles pouvaient être la propriété d’un seigneur laïque ou religieux, dune ville ou d’une corporation. De là quelques différences dans les dimensions, le luxe ou certaines dispositions accessoires de ces constructions.

Charpente
photo credit: dynamosquito

À Paris sous saint Louis, il existait deux halles aux draps; plus tard, chaque corporation eut la sienne, et les villes importantes ou rapprochées de la capitale y firent bâtir des halles qui étaient leur propriété. On peut citer comme halles spécialement affectées à un commerce les halles aux draps de Bruges, Bruxelles, Louvain, Gand ; les halles à la viande de Gand, Diest, Ypres, Anvers; la halle au pain de Bruxelles, et de nombreuses poissonneries. Les plus belles halles anciennes qui subsistent sont colles d’Ypres, commencées en 1201 terminées en 1304. Elles ont un étage supérieur et mesurent 133ml0 de façade. Comme à Bruges, le beffroi communal occupe le centre do cette façade et de chaque côté s’étendent vingt-deux travées d’une riche architecture.

Les halles étaient également reliées au beffroi à Arras et à Boulogne ; souvent elles faisaient corps avec l’hotel de ville, comme à Clermont en Beauvaisis. Elles occupent fréquemment le milieu d’une place, et, surtout dans le Midi, elles ne se composent souvent que d’un toit porté sur piliers ou sur arcades : telles sont les halles de Figeac, de Caylus, de Cordes (Haute-Garonne), de Couhé (Vienne). Du XVe au XVIIe siècle, on construisit un grani nombre de balles tout en bois ; telles sont celles d’Evron (Mayenne), Dives (Calvados), Gamaches (Somme), Villeneuve l’Archevêque (Yonne).

Les halles furent le principal centre d’approvisionnement de Paris, Louis VI n’avait installé sur le terrain des Champeaux Saint-llonoré, acheté a l’archevêque do Paris, qu’un marché à blé autour duquel plusieurs autres marchés vinrent peu à peu se grouper. Dès 118o, Philippe-Auguste y faisait construire des maisons, appentis, aux, ouvroirs et boutiques pour y vendre toutes sortes de marchandises. Il y installa une foire permanente et fit clore de murailles le terrain des Champeaux. Philippe le Bel donna aux constructions une certaine extension. On y vend alors non seulement des aliments, mais des draps, des chanvres, des armes, de la cordonnerie, do la friperie, des gants, des colliers, des pelisses et autres vêtements. En 1551,les halles furent démolies et reconstruites; deux ans après on y perça de nouvelles rues, où se groupèrent les marchands de même nature. Elles ont gardé (…) leurs anciens noms significatifs : rue de la Cossonnerie (volaille), rue de la Lingerie, rue des Potiers-d’Etain. D’autre part, les commerçants en spécialités provinciales formaient aussi bande à part, et divers points des halles étaient connus sous la dénomination de halles de Gonesse, halles de Pontoise, de Beauvais, de Douai, d’Amiens, de Bruxelles, etc. Il n’est rien, dit Michel de Marolles (XVIIe siècle), qui ne se vende aux halles où il y a plusieurs places jointes ensemble, l’une pour le blé, l’autre pour les herbes et les fruits, une autre pour la marée, d’autres pour la friperie, des rues tout entières pour des pourpoints, d’autres pour des chausses et quelques-unes pour des souliers. »

Les choses restèrent a peu près en cet état jusqu’au second Empire. La halle au blé, brûlée en 1802, fut reconstruite et surmontée d’une coupole en fer en 1511 ; elle a disparu lors de la création de la Bourse du commerce ; la halle aux cuirs, transférée en 1784 rue Mauconseil, émigra, en 1803, rue Censier; la halle aux draps et toiles, créée en 1786, fut incendiée en 1835 et ne reparut plus. C’est de 1854 seulement que datent les halles centrales, commencées d’après les plans et sous la direction de Baltard.

Les Halles
photo credit: Ludo29880

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Source : BNF – Gallica

Une cérémonie officielle sous la monarchie de Juillet en province, vue par Flaubert

LA MONARCHIE DE JUILLET EN REPRESENTATION EN PROVINCE : LES COMICES AGRICOLES A YONVILLE

Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices ! Dès le matin de la solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s’entretenaient des préparatifs ; on avait enguirlandé de lierres le fronton de la mairie ; une tente dans un pré était dressée pour le festin, et, au milieu de la Place, devant l’église, une espèce de bombarde devait signaler l’arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (il n’y en avait point à Yonville) était venue s’adjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le capitaine. Il portait ce jour-là un col encore plus haut que de coutume ; et, sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d’un seul mouvement. Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, l’un et l’autre, pour montrer leurs talents, faisaient à part manoeuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait ! Jamais il n’y avait eu pareil déploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient lavé leurs maisons ; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres entrouvertes ; tous les cabarets étaient pleins ; et, par le beau temps qu’il faisait, les bonnets empesés, les croix d’or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussée de peur des taches ; et les maris, au contraire, afin de ménager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents.
La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village. Il s’en dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons, et l’on entendait de temps à autre retomber le marteau des portes, derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fête. Ce que l’on admirait surtout, c’étaient deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade où s’allaient tenir les autorités ; et il y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules, portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi d’inscriptions en lettres d’or. On lisait sur l’un : «Au Commerce» ; sur l’autre : «À l’Agriculture» ; sur le troisième : «À l’Industrie» ; et sur le quatrième : «Aux Beaux-Arts».

Gustave Flaubert
photo credit: cod_gabriel

(…)
Le pré commençait à se remplir, et les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas bleus, à souliers plats, à bagues d’argent, et qui sentaient le lait, quand on passait près d’elles. Elles marchaient en se tenant par la main, et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusqu’à la tente du banquet. Mais c’était le moment de l’examen, et les cultivateurs, les uns après les autres, entraient dans une manière d’hippodrome que formait une longue corde portée sur des bâtons.
Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebis bêlaient ; les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d’elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois ; et, sur la longue ondulation de tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës, et des têtes d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus qu’une bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde.
Cependant, entre les deux rangées, des messieurs s’avançaient d’un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient à voix basse. L’un d’eux, qui semblait plus considérable, prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. C’était le président du jury : M. Derozerays de la Panville.

(…)

Mais ils furent obligés de s’écarter l’un de l’autre, à cause d’un grand échafaudage de chaises qu’un homme portait derrière eux. Il en était si surchargé, que l’on apercevait seulement la pointe de ses sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C’était Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l’église. Plein d’imagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen de tirer parti des comices ; et son idée lui réussissait, car il ne savait plus auquel, entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient ces sièges dont la paille sentait l’encens, et s’appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vénération.
(…)

Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas, quand un coup de canon retentit ; aussitôt, on se poussa, pêle-mêle, vers le village.
C’était une fausse alerte. M. le préfet n’arrivait pas ; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s’il fallait commencer la séance ou bien attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet n’eut que le temps de crier : «Aux armes !» et le colonel de l’imiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita. Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l’équipage préfectoral sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leur chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment où la garde nationale et les pompiers s’y déployaient, tambour battant, et marquant le pas.
– Balancez ! cria Binet.
– Halte ! cria le colonel. Par file à gauche !
Et, après un port d’armes où le cliquetis des capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les escaliers, tous les fusils retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d’un habit court à broderie d’argent, chauve sur le front, portant toupet à l’occiput, ayant le teint blafard et l’apparence des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps qu’il levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet n’avait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture ; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, l’autre s’avoua confus ; et ils restaient ainsi, face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de l’honneur que l’on faisait à Yonville.
Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion d’or, où beaucoup de paysans s’amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l’obusier tonna, et les messieurs à la file montèrent s’asseoir sur l’estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu’avait prêtés madame Tuvache.
Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de velours, à châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.
Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était en face, debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait apporté là toutes celles qu’il avait déménagées de la prairie, et même il courait à chaque minute en chercher d’autres dans l’église, et causait un tel encombrement par son commerce, que l’on avait grand-peine à parvenir jusqu’au petit escalier de l’estrade.
(…)

Il y eut une agitation sur l’estrade, de longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant qu’il s’appelait Lieuvain, et l’on se répétait son nom de l’un à l’autre, dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et appliqué dessus son oeil pour y mieux voir, il commença :
«Messieurs,
«Qu’il me soit permis d’abord (avant de vous entretenir de l’objet de cette réunion d’aujourd’hui, et ce sentiment, j’en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu’il me soit permis, dis-je, de rendre justice à l’administration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n’est indifférente, et qui dirige à la fois d’une main si ferme et si sage le char de l’État parmi les périls incessants d’une mer orageuse, sachant d’ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l’industrie, le commerce, l’agriculture et les beaux-arts.»

(…)

«Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? qui donc fournit à notre subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui, ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l’agriculteur ? Et même, messieurs, est-il besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à toute l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des oeufs ? Mais je n’en finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après les autres les différents produits que la terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre ; là, le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; messieurs, n’oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel j’appellerai plus particulièrement votre attention.»

Il n’avait pas besoin de l’appeler : car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux ; M. Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation. Les pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes ; et Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien ; car il en portait un énorme et qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard d’indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance, d’accablement et de sommeil.
La Place jusqu’aux maisons était comble de monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la contemplation de ce qu’il regardait. Malgré le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, qu’interrompait çà et là le bruit des chaises dans la foule ; puis on entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de boeuf, ou bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau.
(…)
«Continuez ! persévérez ! n’écoutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs d’un empirisme téméraire ! Appliquez-vous surtout à l’amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès meilleur ! Et vous, vénérables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu’à ce jour n’avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l’État, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous encourage, qu’il vous protège, qu’il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu’il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices !»

M. Lieuvain se rassit alors ; M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du Conseiller ; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif, c’est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des considérations plus relevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus d’inconvénients que d’avantages ?(…)

Campagne Aixoise
photo credit: alpha du centaure

La séance était finie ; la foule se dispersa ; et, maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume : les maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui s’en retournaient à l’étable, une couronne verte entre les cornes.
Cependant les gardes nationaux étaient montés au premier étage de la mairie, avec des brioches embrochées à leurs baïonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles. Madame Bovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit chez elle ; ils se séparèrent devant sa porte ; puis il se promena seul dans la prairie, tout en attendant l’heure du banquet.
Le festin fut long, bruyant, mal servi ; l’on était si tassé, que l’on avait peine à remuer les coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s’en donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts ; et une vapeur blanchâtre, comme la buée d’un fleuve par un matin d’automne, flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si fort à Emma, qu’il n’entendait rien. Derrière lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales ; ses voisins parlaient, il ne leur répondait pas ; on lui emplissait son verre, et un silence s’établissait dans sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu’elle avait dit et à la forme de ses lèvres ; sa figure, comme en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos ; les plis de sa robe descendaient le long des murs, et des journées d’amour se déroulaient à l’infini dans les perspectives de l’avenir.
Il la revit le soir, pendant le feu d’artifice ; mais elle était avec son mari, madame Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues ; et, à chaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binet des recommandations.

Les pièces pyrotechniques envoyées à l’adresse du sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées dans sa cave ; aussi la poudre humide ne s’enflammait guère, et le morceau principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complètement. De temps à autre, il portait une pauvre chandelle romaine ; alors la foule béante poussait une clameur où se mêlait le cri des femmes à qui l’on chatouillait la taille pendant l’obscurité.

Source :

Flaubert, Madame Bovary, édition intégrale Université de Rouen

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