Suite feuilleton de l’été : manuel pratique de publicité en 1922 – V

« Le Besoin : Besoin latent — Besoin existant

LA PUBLICITÉ CRÉE-T-ELLE LE BESOIN ?

Ce point, très controversé, mérite un examen attentif. Si l’on ne considère que les besoins inexistants la veille, et qu’on se demande si la publicité suffirait à les faire naître spontanément, la réponse n’est pas douteuse : la publicité, à proprement parler, ne crée pas le besoin.

Est-ce à dire qu’elle est théoriquement incapable de créer ce besoin? Nullement. Mais tout porte à croire que l’Annonceur qui tenterait, par les seules forces dont la publicité dispose, de créer de toutes pièces un besoin nouveau, y épuiserait toute son énergie et aussi tous ses capitaux.

Car créer un besoin, c’est simplement faire naître, chez un certain nombre d’individus, formant une majorité relative, l’envie d’une chose dont ils n’avaient pas ressenti la nécessité jusqu’au moment où le besoin leur est, pour ainsi dire, imposé par la publicité.

Prenons un. exemple .: admettons^ qu’un industriel ait eu l’idée de se livrer à l’élevage et à la multiplication de ces hirondelles d’une espèce particulière dont les nids, recueillis sur les rivages d’Extrême-Orient, font, paraît-il, les délices des Chinois, et qu’il se propose d’entreprendre une campagne de publicité pour rendre courante, habituelle, en France, la consommation de ces nids comestibles. Voilà bien le besoin nouveau à créer, car on ne prétendra pas que les nids d’hirondelles fassent partie actuellement de l’alimentation de nos compatriotes. Or, s’imagine-t-on les efforts que cet industriel devrait faire, les dépenses qu’il lui faudrait assumer, avant d’arriver à son but?
Il aurait à vaincre toutes nos coutumes, toutes les forces passives de notre civilisation, avant que d’avoir vendu un stock appréciable de sa marchandise. Nous sommes persuadés qu’il mourrait à la peine. Et non seulement il aurait dû engager des sommes considérables, sans en recueillir de fruits, tout en choquant les idées présentes des Français sur la nature et l’origine des choses qui se mangent, mais encore, il aurait vu sa production, quelle que soit son importance, s’altérer, se décomposer, et se stériliser, en raison même de sa mévente.

Peut-être aurait-il semé pour une superbe moisson future, mais ni lui, ni ses héritiers, ou ses successeurs immédiats, n’en verraient jamais les épis.

Autre exemple, vécu, celui-là : une société anglaise voulut introduire en France un produit alimentaire dont la consommation est courante en Angleterre, c’est-à-dire dans un pays bien plus près de nous que la Chine et ses nids d’hirondelles. Ce produit végétal consistait en légères paillettes de farine cuite et grillée, croyons-nous, et on devait l’employer à table comme un condiment, un assaisonnement, pour tous les mets. On en devait répandre sur les viandes grillées, sur les rôts, dans le café au lait et le chocolat du matin; bref ses applications étaient, pour ainsi dire, générales dans l’alimentation.

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Une publicité considérable fut organisée, tant dans la presse que par affiches, et on avait l’impression nette que la société avait les reins solides et pouvait maintenir son effort longtemps. Un budget très important fut englouti dans cette entreprise mort-née. Jamais on ne parvint à faire admettre à nos populations la nécessité de saupoudrer leur bifteck, avec les petites paillettes en question ; les Français leur préférèrent et leur préfèrent encore, je suppose, les pommes de terre frites.

C’était bien là encore un essai de création du besoin par la publicité rien dans les usages gastronomiques de notre pays ne ressemblant à cette conception alimentaire. L’essai a échoué.

Par conséquent, si, théoriquement, on convient que la publicité puisse, par sa seule puissance, faire naître, créer entièrement le besoin, il est logique d’admettre que l’effort nécessaire est disproportionné aux résultats pécuniaires d’une entreprise aussi lourde. Dès lors, ce n’est là qu’une opération anti-commerciale.

La conclusion qui s’impose, c’est qu’il ne faut pas chercher, par la publicité, à créer, dans la masse d’une population, des besoins absolument nouveaux et inhabituels, et qu’il faut savoir, plutôt, pressentir les besoins naissants, existant déjà virtuellement,.afin de les canaliser à son profit, d’en capter, en quelque sorte, le bénéfice. Sur ce terrain-là, la publicité est maîtresse, — une maîtresse qui, si on est habile à la diriger, ne sera jamais infidèle. C’est ce qu’on peut appeler le besoin latent.

Le besoin latent.

Il y a quelque trente-cinq ans, on ne faisait, en France, qu’une très faible consommation de ces biscuits secs qui, aujourd’hui, figurent sur toutes les tables, depuis celle du pauvre jusqu’à celle du riche. Deux marques anglaises, deux marques françaises, faisant du reste peu d’affaires, se disputaient notre marché. Mais le besoin préexistait, il était latent, et il n’attendait qu’une occasion de se satisfaire pour grandir et s’imposer. C’est alors que des industriels français conçurent le projet,
de fabriquer dés biscuits secs, de les mettre en vente et de les annoncer. Le champ qu’ils se proposaient de cultiver était à peu près vierge, mais il était préparé à faire fleurir leurs marques. Aussi, grâce à la publicité qu’ils ont faite, ces industriels ont pleinement réussi, et Dijon, ainsi que Nantes, comptent une industrie florissante de plus.

La publicité avait satisfait un besoin latent. C’est dans ces conditions que la publicité possède les plus grandes chances de réussir. Toute la question, pour l’Annonceur, est, précisément, de pressentir ce besoin, de le deviner, d’en évaluer l’étendue, pour s’efforcer alors d’y répondre. Il s’exonère ainsi de l’opposition des concurrents, puisque ces concurrents n’existent pour ainsi dire pas.

Une autre industrie, dont on ne peut nier l’énorme développement depuis ces dernières années, l’industrie automobile, a su aussi tirer parti d’un besoin latent qui ne demandait qu’une chose : être satisfait. On entretenait le public, depuis longtemps, des recherches des ingénieurs qui s’étaient rendu compte de la possibilité de construire des véhicules devant être, pour leurs heureux, possesseurs, comme le wagon qu’ils pouvaient occuper, dans un rapide, avec cette différence que le wagon attelé au rapide ne s’arrêtait qu’à des points prévus d’avance, qu’il ne parcourait toujours que la même voie, tandis que le « wagon qu’on aurait à soi » permettrait les itinéraires les plus variés, dans les rues des villes comme sur les routes des campagnes, et, de plus, on l’arrêterait quand il plairait, et il ne repartirait qu’au gré de son propriétaire ou de son conducteur…

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L’annonce de la première voiture automobile fit frissonner d’aise une foule, de gens qui n’attendaient que cela, les uns par snobisme, les autres dans le ferme dessein de voyager à leur
fantaisie, quelques-uns, les moins contents, par simple envie, attendu qu’ils n’avaient pas le premier sou pour acheter une de ces « voitures qui marchent-toutes seules ».

Le besoin latent existait déjà quand la première voiture vint.

Les Annonceurs n’ont pas toujours le bonheur — ou le génie — de répondre ainsi, à point nommé, à ce besoin-là. C’est quand le besoin latent préexiste que la publicité peut remporter ses
plus belles victoires.

Le besoin existant.

La difficulté se fait jour lorsqu’il s’agit, le besoin existant déjà et se trouvant déjà satisfait par d’autres, de vulgariser, de faire adopter, de lancer, en un mot, une nouvelle marque concernant un produit qui a de nombreux équivalents, auxquels le public est déjà accoutumé.

Il faut alors suggérer au consommateur l’idée d’acheter une chose dont l’usage lui est déjà connu, qu’il emploie, et surtout lui faire préférer la marque nouvelle qu’on lui présente.

Ce sera, par exemple, une marque de chocolat. Les marques de chocolat sont nombreuses en France, et toutes celles qui existent ont leur clientèle, qu’elles savent, du reste, plus où moins bien s’attacher et retenir. L’Annonceur qui interviendrait sur le marché pour offrir une nouvelle sorte de chocolat, revêtue d’une nouvelle marque, la sienne, ne peut songer à satisfaire un besoin latent. Ici le besoin est créé, et il est satisfait depuis longtemps par de multiples fabricants. Pour arriver
à trouver sa place au soleil, le nouvel Annonceur n’aura que deux ressources : en premier lieu, faire ce qu’ont fait les chocolatiers suisses : imaginer un chocolat qui se distingue de ceux qu’on a vendus jusqu’à ce jour et qui n’étaient simplement que du chocolat, c’est-à-dire un mélange de cacao et de sucre, parfumé ou non. Les chocolatiers suisses, eux, ont inventé le chocolat au lait, et le public, sachant que l’industrie principale de la Suisse est l’industrie laitière, a trouvé cela tout naturel. Une
clientèle nouvelle, pour du chocolat au lait, s’est ainsi constituée. Mais, par ce moyen, on n’a fait, en somme, que satisfaire un besoin latent de chocolat au lait. On n’a pas répondu au besoin
général, et déjà existant, du simple chocolat..

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La seconde ressource d’un nouveau chocolatier sera donc, tout simplement, de chercher, en utilisant la publicité toujours, à introduire sa marque dans la consommation par les moyens classiques, en comptant d’abord sur le temps pour favoriser son dessein, et, surtout, en ne négligeant pas l’organisation de sa vente : c’est encore l’histoire de l’aveugle et du paralytique.

Cela est très faisable, à la condition de fabriquer avec soin, de faciliter les transactions avec les détaillants par des conditions spéciales, par le crédit, etc.

Le cas du fabricant de chocolat sera celui de toutes sortes d’industries, dès que la marque à lancer n’est pas destinée à satisfaire un besoin naissant ou latent, et qu’on veut seulement lui fournir les éléments nécessaires pour répondre à un besoin que beaucoup d’autres ont satisfait, avant le jour où la marque nouvelle affronte la concurrence. C’est alors qu’il faut, comme disent les Américains, « faire entrer sa vrille dans du bois dur ». Nous devons ajouter que la tâche n’est nullement au-dessus
des forces humaines. Chaque jour nous en fournit des exemples qui font autorité.

Nous parlions tout à l’heure de chocolat. Quelle est donc cette très importante marque de chocolat, précisément, qui, il y a déjà un certain nombre d’années, jugeant que sa notoriété était suffisamment établie, sa réputation assez solidement assise, prit la décision de réduire, dans de fortes proportions, ses frais de publicité, et qui les réduisit, en effet, pendant deux ou trois ans?”

Bucarest - Calea Victoriei - 16-03-2008 - 10h13
photo credit: Panoramas

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Source :

Titre : Traité pratique de publicité commerciale et industrielle. Le mécanisme de la publicité avec diverses applications / D. C. A. Hémet,… ; avec une préface de Emile Gautier

Auteur : Hemet, D.C.A (1866-1916)

Éditeur : « la Publicité » (Paris)

Date d’édition : 1922

Contributeur : Gautier, Émile (1852-1937). Préfacier

Contributeur : Angé, Louis. Éditeur scientifique

Type : monographie imprimée

Langue : Français

Format : 2 t. en 1 vol. (XXIX-250, 298 p.) : ill. ; in-8

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