Octave Mouret ou le commerce triomphant -II-

Le palais de la consommation

Zola présente au lecteur le palais qui va tout à l’heure accueillir une foule venue pour adorer et consommer.

Espace ...

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« Vers deux heures, un piquet d’ordre dut faire circuler la foule et veiller au stationnement des voitures. Le palais était construit, le temple élevé à la folie dépensière de la mode. Il dominait, il couvrait un quartier de son ombre. Déjà, la plaie laissée à son flanc par la démolition de la masure de Bourras, se trouvait si bien cicatrisée, qu’on aurait vainement cherché la place de cette verrue ancienne ; les quatre façades filaient le long des quatre rues, sans une lacune, dans leur isolement superbe.

Sur l’autre trottoir, depuis l’entrée de Baudu dans une maison de retraite, le Vieil Elbeuf était fermé, muré ainsi qu’une tombe, derrière les volets qu’on n’enlevait plus ; peu à peu, les roues de fiacres les éclaboussaient, des affiches les noyaient, les collaient ensemble, flot montant de la publicité, qui semblait la dernière pelletée de terre jetée sur le vieux commerce ; et, au milieu de cette devanture morte, salie des crachats de la rue, bariolée des guenilles du vacarme parisien, s’étalait, comme un drapeau planté sur un empire conquis, une immense affiche jaune, toute fraîche, annonçant en lettres de deux pieds la grande mise en vente du Bonheur des Dames. On eût dit que le colosse, après ses agrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour le quartier noir, où il était né modestement, et qu’il avait plus tard égorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des rues étroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à la voie tapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel que le montrait la gravure des réclames, il s’était engraissé, pareil à l’ogre des contes, dont les épaules menacent de faire craquer les nuages. D’abord, au premier plan de cette gravure, la rue du Dix-Décembre, les rues de la Michodière et Monsigny, emplies de petites figures noires, s’élargissaient démesurément, comme pour donner passage à la clientèle du monde entier.

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Puis, c’étaient les bâtiments eux-mêmes, d’une immensité exagérée, vus à vol d’oiseau avec leurs corps de toitures qui dessinaient les galeries couvertes, leurs cours vitrées où l’on devinait les halls, tout l’infini de ce lac de verre et de zinc luisant au soleil. Au-delà, Paris s’étendait, mais un Paris rapetissé, mangé par le monstre : les maisons, d’une humilité de chaumières dans le voisinage, s’éparpillaient ensuite en une poussière de cheminées indistinctes ; les monuments semblaient fondre, à gauche deux traits pour Notre-Dame, à droite un accent circonflexe pour les Invalides, au fond le Panthéon, honteux et perdu, moins gros qu’une lentille. L’horizon tombait en poudre, n’était plus qu’un cadre dédaigné, jusqu’aux hauteurs de Châtillon, jusqu’à la vaste campagne, dont les lointains noyés indiquaient l’esclavage. »

Zola : Au Bonheur des Dames

Source : inlibroveritas