textes et sources

Les halles de Paris vers 1890 : le personnel

La vie quotidienne des Halles de Paris vers 1890

Carreau des halles.

“On comprend sous ce nom les voies couvertes qui séparent les pavillons et les espaces découverts (rues, places, carrefours) situés autour des halles dans un rayon d’environ 4 kilomètres, Les approvisionneurs de ce marché forain sont les jardiniers et horticulteurs de Paris et de la banlieue, qui le fournissent de primeurs, de roses, de lilas,de plantes de serre chaude; les cultivateurs de Seine, Seine-et-Oise et autres départements limitrophes qui apportent les gros légumes, les choux, les carottes, les fraises, les cerises, les groseilles ; certaines localités y envoient leurs produits spéciaux: Gonesse ses artichauts, Montlhéry ses potirons, Thomery ses raisins, le Midi ses fleurs. Le marché désabonnés contient 1518 places, dont 1,118 pour les jardiniers-maraîchers, 32 pour les horti­culteurs et 68 pour les marchands de cresson. Les produits des droits de place du carreau ont été, en 1892, de 175,645 fr. A partir de dix heures du soir, les voitures des maraîchers commencent à entrer dans Paris par toutes les barrières ; elles se placent rue Rambuleau, rue Pierre-Lescot, rue Berger, rue Baltard, rue de la Cossounerie, rue Montmartre, rue Saint-Denis, rue de la Lingerie, etc. On trouve un marché aux plantes officinales dans la rue de la Ferronnerie, des légumes dans la rue des Halles, des fruits rue Turbigo. Le stationnement des voitures est concédé à un industriel dont les nombreux agents et gardeuses surveillent toutes voitures venues soit pour la vente, soit pour l’achat de denrées et stationnant entre l’hôtel de Ville, les quais, le Palais-Royal, la rue Mandar et le square des Arts-et-Métiers. Les bons do place coûtent de 0 fr. 30 à 0 fr. 40. A huit heures du matin en été, à neuf heures en hiver, un coup de cloche donne le signal de la dislocation de cette agglomération de véhicules évaluée, en 1892, à 567,900. Le carreau appartient alors aux marchands au petit tas qui se placent prés des pavillons VII et VIII et sur lesquels la ville perçoit encore 7,900 fr. 35 de droits. Les places du carreau sont concédées soit à la journée, soi au mois par abonnement.

Athènes, les halles
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En somme, le mouvement des halles est perpétuel. Une fois la vente finie, à la tombée de la nuit, et accomplis les travaux de rangement et de nettoyage, les arrivages commencent. Dés neuf heures du soir, l’activité est déjà considérable; elle redouble vers minuit, s’exaspère jusqu’à neuf heures du matin, tombe progressivement de deux heures de l’après-midi à neuf heures du soir et reprend de plus belle.

Le personnel spécial des halles.

L’administration y est représentée par des agents de la préfecture de la Seine et des agents de la préfecture do police. Deux inspecteurs principaux, dépendant du bureau de l’approvisionnement, sont chargés du service des perceptions municipales. La surveillance des ventes et à l’inspection de la salubrité des denrées sont confiées à cinq inspecteur principaux répartis dans les divers pavillons.

Un chef de service et un contrôleur chef de laboratoire s’occupent spécialement de l’inspection des viandes.

Les ventes à la criée et à l’amiable se font par l’intermédiaire des facteurs(…)

Les dames de la halle sont les marchandes au détail des divers pavillons, celles surtout des pavillons de la marée, des fruits, légumes, fleurs, de la volaille et de la triperie. On les appelait jadis les poissardes, et la verdeur de leur langage est légendaire. On connaît aussi leur enthousiasme séculaire pour la famille royale de France. Elles avaient le privilège de complimenter le roi dans les grandes occasions (naissance d’un fils de France, mariage royal, victoire, jour de l’an), Elles lui portaient des bouquets, et, admises dans la galerie du château de Versailles, elles faisaient à genoux leurs compliments. Elles dînaient au grand commun : un des premiers officiers de la maison du roi leur faisait les honneurs. Elles pouvaient encore occuper la loge du roi et de la reine aux représentations gratuites. Leur royalisme subit une sérieuse atteinte aux débuts de la Révolution, car elles furent les premières à courir à Versailles les S et 6 octobre pour en ramener « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Mais elles revinrent aux bonnes traditions. Napoléon 1er les admit aux Tuileries. Napoléon III leur donna un bal splendide après le 2 décembre. Files ont été boulangistes. Elles sont (…) russophiles. Elles ont deux syndicats datant de 1887 : la chambre syndicale des marchands et marchandes de fruits et légumes des pavillons des Halles centrales qui comprend 120 membres; la chambre syndicale des dames détaillantes du pavillon à la marée qui comprend 103 membres.

Reflect
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Forts de la halle. Les forts de la halle sont les porteurs attachés à lu vente en gros, avec la qualité d’ouvriers privilégiés, en nombre limite, formant une corporation régie par des statuts et gouvernée par des syndics, ayant une caisse commune. Ils sont placés sous l’autorité dé la préfecture de police, nommés par elle, par elle subordonnés à l’inspection des halles et marchés. Les aspirants aux fonctions de forts ont à faire une déclaration à leur mairie, à justifier de leur moralité. La mairie leur délivre une médaille; la préfecture leur remet de son côté une commission et une plaque aux armes de la ville, qui doit être suspendue au côté droit de leur veste. L’insigne de leurs syndics est une médaille d’argent. Outre les garanties de moralité, ils ont, au point de vue de l’aptitude professionnelle, à fournir la preuve de leur force physique. Ainsi l’on montre, déposé sur le sol dans la halle de la volaille, dite encore aujourd’hui Vallée, le cageot destiné aux épreuves. Le postulant, pour être accepté, doit le descendre à la cave et le remonter chargé de 200 kgs. L’institution des forts remonte à saint Louis. Il les établit pour servir les chasse-marée des côtes de la Manche qui, poussant devant eux de solides bidets, venaient approvisionner la halle de poisson de mer. Aussi la confrérie des forts avait-elle adopte le saint roi comme patron, tandis que les autres groupes de portefaix s’étaient mis sous la tutelle de saint Christophe.

Il y a des équipes de forts pour chaque division de la vente on gros. Aux forts sont exclusivement réserves la décharge et le rangement des apports dans les lieux ou se fait cette vente, soit sur le carreau, soit dans les pavillons. Seuls, avec le personnel du factorat, ils ont accès dans les resserres dépendantes de cette vente (arrêt du 6 mai 1861 ). Les marchandises étant sous la responsabilité des facteurs et subsidiairement des forts, il fallait réduire autant que possible les chances de détournement ou de perte. Particulièrement au marché de la volaille, une consigne sévère interdit la sortie de tout panier de toute espèce qui ne serait pas entre les mains d’un fort. C’est à la porte que livraison en est faite par lui, soit aux acquéreurs, soit aux porteurs. Ce service est tarifé; le minimum pour les petits poids est de 40 cent., avec augmentation proportionnelle; pour 600 kgs. la taxe est de 1 fr. Dans la resserre de la volaille, la responsabilité est partagée par les gaveurs, catégorie d’employés que l’on peut rattacher aux forts. Ce sont eux qui ont à garnir le jabot des pigeons, et à les empêcher de périr faute de nourriture : eux et leurs chiens font en outre une guerre d’extermination aux chats qui, en dépit de toute vigilance, parviennent souvent à décapiter la volaille assez, mal avisée pour allonger le cou à travers les claires-voies des cages.

L’équipe dite des grands fruits est en possession du carreau. Chacun des arrivants se dirige vers le kiosque où il se fait délivrer par un agent de la perception municipale un bulletin de placement, qu’il présente au syndic des forts chargé d’assigner les places. Le pourvoyeur opère lui-même la décharge s’il s’agit de gros légumes ; le fort, moyennant un salaire fixe, lui prête son concours pour les sacs et les paniers. Il faut se hâter, la besogne presse, surtout lorsqu’à la saison des fraises les jardiniers forment une ininterruption jusqu’à Montrouge, et le carreau doit, à -cette époque de 1 année, être libre à neuf heures. Mais le fort des grands fruits ne plaint pas sa peine et plus d’un camarade envie son emploi. Le bénéfice annuel d’un fort est de 1,300à 3,000 fr. ; depuis 1864 une rente viagère de 600 fr. est allouée au fort âgé ou malade qui compte trente ans d’exercice et dont le service a été satisfaisant.

Il n’a été jusqu’ici question que delà corporation des forts proprement dits, qui compte cinq à six cents membres; mais les halles occupent encore d’autres manœuvres. Il y a des forts livreurs cl des forts de ville. Les forts livreurs, également privilégiés, sont en nombre limité comme les forts proprement dits ; ils sont médaillés et munis d’un certificat délivré par le commissaire do police. Ils reçoivent des forts la marchandise vendue par les facteurs ou les approvisionneurs. Les forts de ville sont les porteurs occupés dans Paris à décharger les farines destinées a l’approvisionnement des boulangeries. Le nombre n’en est pas limité; leur médaille doit être renouvelée annuellement par le commissaire de police ; leur travail n’est pas tarifé: ils traitent de gré à gré. Il ne leur est pas permis d’exhiber leur médaille sur le carreau et d’y quêter du travail. Pour qui n’est pas un habitué des halles, ils représentent le type classique du fort, à la belle carrure, il l’aplomb libre. Toutefois, les plus beaux spécimens de forts se trouvent aux halles, particulièrement aux pavillons de la volaille et des beurres. eux aussi portent ordinairement le chapeau aux larges ailes; ils passent de plus à leur cou le colletin de gros velours destiné, avec le chapeau frotté de craie, à empêcher les fardeaux de glisser. Ils conservent ainsi la liberté des mains et l’aisance rie l’allure; leur cou de taureau, leur puissante musculature, toute leur personne vigoureusement charpentée, quoique tassée, pour ainsi dire, par la pesée continuelle des lourdes charges, prouve la force ; la souplesse, l’élasticité des mouvements, l’adresse leur sont tout aussi nécessaires pour se faire jour, sans causer d’accidents, à travers l’encombrement et le tourbillon do notre gigantesque marché ; cariatides vivantes et mobiles, ils en sont les physionomies les plus frappantes.”

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Source :

Marcel Charlot – BNF – Gallica

Les pavillons de Halles de Paris vers 1892 : fonctionnement et chiffres

Présentation des pavillons “Baltard” vers 1892

Des quatorze pavillons qu’elles doivent comprendre, dix sont en service. Ce sont les numéros 3 à 12. Le pavillon III, a l’angle N.-O., vers la rue Vauvilliers et parallèle à l’église Saint-Eustache est affecté ;ï la vente au détail, à la vente en gros et a la criée des viandes. Le pavillon IV renferme le marché de la volaille et du gibier ; le pavillon V, la triperie et une annexe du marché de la boucherie ; le pavillon VI, les fruits et légumes, les grains et farines ; le pavillon VII est destiné à la vente au détail des fruits, légumes et fleurs coupées ; le pavillon VIII à la vente au détail des gros légumes ; le pavillon IX à la vente en gros et au détail des poissons d’eau douce et de la marée; le pavillon X à la vente en gros des beurres et œufs. La pavillon XI est un marché de détail pour la volaille, les primeurs et la viande cuite. Au pavillon XII, on trouve les fromages et les huîtres.

Reprenant en détail ces divisions, nous rendrons compte, sommairement, des transactions énormes qui s’y font (à la fin du XIXe siècle),

Pavillons III et V. Ces viandes qui y sont amenées forment environ 28 % de la consommation de Paris pour la viande de boucherie et 11% pour la viande de porc. Un 1892, les quantités introduites ont été de 43,095,901 kilos en diminution de près de 8 % sur la moyenne des cinq années précédentes. Les arrivages ont lieu après minuit par camions de chemins de fer. Us viandes proviennent principalement des abattoirs municipaux, Le surplus est fourni par les communes suburbaines et surtout les pays étrangers. L’Allemagne et l’Autriche fournissent des moutons ; la Suisse des aloyaux de boeuf ; la Russie envoie dos bœufs. Les porcs viennent surtout de la Bretagne et de la Normandie. Les salaisons sont fournies par des établissements de Paris et achetées par les petits restaurateurs et les marchands au panier. Aussitôt les viandes arrivées, elles sont vérifiées par l’administration et le service sanitaire. Tout panier pénétrant sur le marché doit porter le visa de l’inspecteur de la boucherie qui siège en permanence au pavillon n° III. En 1892, on a saisi 241,864 kg. de viandes reconnues insalubres (bœuf surtout). Le droit d’abri acquitté pour foute espèce de viande est de 2 fr. 10 par 100 kilos ; il a produit, en 1892, 941,081 fr. 82. Les facteurs étaient la même année au nombre de48, les commissionnaires opérant à l’amiable au nombre de 8. Il y a de plus 5 découpeurs assermentés qui procèdent à la mise en état et au découpage des viandes, flans le sous-sol du pavillon V opèrent les cabocheurs qui brisent les tètes de moutons pour en tirer la langue et la cervelle.

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2° Pavillon IV. Le pavillon à la volaille et au gibier est plus connu sous le nom de la Vallée, qui lui vient de cette circonstance que le marché était jadis situé sur le (quai de la Mégisserie et le quai des Grands-Augustins, lieu connu anciennement sous la dénomination de la Vallée de misère. Les introductions ont été, en 1892, de 22,823.573 kilos, dont 20.882,883 kilos de volailles et 476,000 kilos do gibier français. L’Allemagne et l’Autriche envoient surtout des lièvres (120,000 nièces) et des perdrix (225,000 pièces) ; la Hollande des alouettes (30,000) et des faisans (10,000); l’Angleterre des alouettes (20,000) et des faisans (40,000) ; l’Espagne des grives et merles (30,000), des sansonnets (150,000), des alouettes (75,000) ; l’Italie des cailles (150,000), des pigeons (1,330,000), des grives et merles [45,000) ; la Russie des coqs de bruyère (1,500), des gelinottes (1,400), des lagopèdes (3,000), des poulets (22,000). Les volailles sont presque toutes indigènes. Elles sont amenées vivantes des départements dans des cages à claire-voie. Descendues dans les sous-sols du pavillon, elles sont, avant d’être tuées et mises en vente, gavées une dernière fois par des gaveurs. Cette opération a pour but de leur donner une meilleure apparence. On a saisi, en 1804, 0,431 pièces défectueuses. Le droit d’abri est de 2 fr par 100 kilos. Le montant du droit a atteint 408,383 fr. 80. Le nombre des facteurs était de44 et celui des commissionnaires de 59.

3° Pavillon V. Triperie (V. ci-dessus pavillon ill pour l’annexe de la boucherie). Les abats sont introduits par lots (1,995,981 lots en 1892). Ce sont des foies, mous, cœurs, langues, cervelles, rognons de bœuf, de veau, de mouton, des fressures de veau et de mouton, des fraises, pieds et ris do veau, des tétines, du gras double, etc. Ils proviennent principalement des abattoirs (58 %) ; la Hollande envoie beaucoup de rognons et de cervelles de bœuf salés, qui sont achetés par les marchands au panier et les tripiers des quartiers excentriques. Le produit des droits d’abri s’est élevé, en 1892, à 115,808 fr. 05. Il y avait a ce moment 18 facteurs, mais toutes les opérations de ce marché se font à l’amiable. La triperie a été transportée au pavillon VI le 31 mars 1890.

4° Pavillon VI. Les fruits et légumes sont apportés pur les cultivateurs de la banlieue qui les déchargent sur le carreau, par les producteurs de l’Algérie et de l’étranger qui expédient des primeurs,soit au pavillon VI, soit dans des magasins situés aux abords directs des Halles. Les apports totaux se sont élevés, en 1892, à 12 millions 083,4O5 kilos. Lus départements qui contribuent le plus à l’approvisionnement sont: Seine, Seine-et-Oise, Oise, Seine-et-Marne, Var, Bouches-du-Rhône,Vaucluse,Gironde,Nièvre, Yonne, Tarn-et-Garonne, Lot-et-Garonne. Les arrivages de l’étranger représentent environ 10,52 % des introductions totales. L’Espagne vient en première ligne avec les oranges, citrons, mandarines, raisins ; puis la Belgique avec les pèches, fraises, raisins de choix, endives. I.e cresson à lui seul a atteint le poids de 5,559,900 kilos. Les saisies opérées en 1892 ont porté sur 25,012 kilos. de mar­chandises, surtout sur le cresson, les champignons, les cèpes, les oranges, les cerises, les pèches. Il y avait 10 facteurs, le droit d’abri a produit 68,970 fr. 08. Les grains et farines vendus dans le même pavillon donnent lieu à des transactions peu importantes: 7,419 quintaux introduits en 1892; le droit d’abri ne produit que 372 (r. 70. Jadis (1883), les chiffres étaient plus importants : 41,676 quintaux de grains et 10,868 quintaux de farines. Sur 4 facteurs inscrits, 2 seulement font des opérations.

Athènes, les halles
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5° Pavillon VII. Il ne s’y vend qu’au détail des fruits, des légumes et des (fleurs coupées. 283 places de 4 m. Chacune sont réservées aux détaillants. Les droits pour la location des places et resserres se sont élevés, en 1892, a 89,593 fr. 05. Dans ce pavillon, on trouve encore des couronnes d’immortelles et de perles, des médaillons emblématiques à bon marché.

6° Pavillon VIII. Il ne sert qu’à la vente au détail des gros légumes. Les droits de location aux marchands ont donné à la Ville, en 1892, un produit de 87,381 fr. 50.

7° Pavillon IX. Les quantités de poissons et de coquillages de toutes espèces introduites aux halles, en 1892, ont été de 31,124,342 kilos., dont 2,974,190 kilos. do poissons et 4,703,770 kilos. de moules et coquillages provenant de l’étranger (surtout de l’Angleterre, de la Hollande et de la Belgique). Il a été saisi comme défectueux 241,030 kilos. de marée, 36,504 kilos. de poisson d’eau douce, 54.078 kilos. de moules et coquillages, le droit d’abri perçu sur tous les poissons indistinctement est de 1 fr. par 100 kilos. et de 0 fr. 10 par 100 kilos. pour les moules et coquillages. Le montant des produits s’est élevé à 259,144 fr 53. Le nombre des facteurs était de 61, celui des commissionnaires de 92. Le poisson déballé est placé dans des paniers plats par les verseurs qui assemblent les espèces et répartissent les lots à mettre en vente, de manière que la marchandise soit présentée sous le meilleur aspect. Le poisson d’eau douce arrive généralement vivant et est versé dans des boutiques en pierre alimentées d’eau courante.

8° Pavillon X. Vente en gros des beurres et œufs. Les beurres de toute espèce, margarines, beurrines et autres produits sont entrés aux balles, en 1892, pour la quantité de 11,341,737 kilos., dont 345,321 kilos. provenant de l’étranger. Le droit d’abri perçu est de 1 fr pour 100 kilos. ; il a produit 110,900 fr. 50. Le nombre des facteurs était de 31. Les beurres, après leur arrivée, sont transportés dans les caves et rafraîchis, puis pétris a nouveau. Celte opération, qui s’appelle la maniolte, a pour but de mélanger plusieurs espèces de beurres, d’origine différente, et d’en faire un seul et même type. Ce type est blanchâtre ; aussi le colore-l-on à l’aide du rocou. On reproche, assez vraisemblablement, semble-t-il, a la maniolte de favoriser une incorporation assez forte de margarine au vrai beurre. Les œufs apportés aux halles, en 1892, pesaient 16,031,400 kilos., dont 290,344 kilos. provenant de l’étranger. Les œufs français viennent surtout de Normandie, de Bretagne, do Bourgogne, du Bourbonnais, de Picardie, de Brie, de Champagne, de Beauce, du Nivernais ; les étrangers presque uniquement d’Autriche-Hongrie. 654,866 œufs reconnus impropres a la consommation ont été saisis ; le montant du droit d’abri s’est élevé à 161,452 fr. 10. Les facteurs étaient au nombre de 26. Les œufs sont renfermés dans des mannes qui en contiennent chacune 1,000 environ. Les compteurs mireurs, dépendant de la préfecture de police et assermentés, comptent tous ces œufs (environ 230,000,000 par an), les mirent a la bougie et évaluent leur grosseur à l’aide de bagues plus ou moins larges où ils les font passer. Ce triage détermine la qualité des œufs et leur répartition en trois choix. Les compteurs mireurs comptent aussi les fromages vendus en nombre, vérifient et comptent les beurres en mottes d’une livre.

Épinal - Marché couvert (3)
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9° Pavillon XI. Ce pavillon, très fréquenté, est un marché de détail. Il existe 146 marchands de volailles, 122 de verdure et do primeurs, 8 de viandes cuites. Les droits de location ont rapporté, en 1892, 92,951 fr. 30. Dans le sous-sol, comme au pavillon IV, se font le gavage et le plumage des volailles. Les marchands de viandes cuites ont reçu le surnom populaire de marchands d’arlequins. Ils recueillent les dessertes des ministères, des ambassades, des grands restaurants, des hôtels, des maisons riches, font un tri dans les resserres et procèdent à un mélange habile qu’ils vendent deux ou trois sous la portion. Les morceaux de belle apparence atteignent des prix plus élevés et sont achetés le plus souvent par les petits restaurateurs. Les rogatons informes deviennent une purée destinée a la nourriture des chiens de luxe. Les os sont achetés par les fabricants de tablettes de bouillon. On fait aussi commerce dans ce pavillon des mies et des croûtes de pain provenant surtout des lycées et pensions.

10° Pavillon XII. Fromages et huîtres. Il a été intro­duit aux halles, en 1892, 7,716,875 kilos. de fromages de toute espèce, dont 7,178,898 kilos. de fromages frais. Les fromages secs (gruyère, hollande, roquefort, cantal, chester, etc.) et frais (brie, livarot, bondon, camembert, pont-l’évèque) payent un droit d’abri de 1 fr. par 1OO kilos.

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Source : BNF – Gallica

Les halles de Paris : origines – XIXe siècle

Histoire des Halles de Paris jusqu’aux Halles de Baltard

HALLE- Archéologie- — La halle est un marche couvert : elle a son orìgine dans les galeries qui entouraient le forum des villes romaines, et sous lesquelles s’abritaient des boutiques. Un certain nombre de halles du moyen-Age reproduisaient cette disposition : telles étaient les halles construites par Henri II d’Angleterre à Saumur, et décrites par Joinville qui les compare à un grand cloître. Les halles élevées à Paris sous Philippe-Auguste formaient de même une cour entourée de portiques mais d’autres bâtiments s’élevaient au centre.

Les halles de Bruges (XIIIe, XIVe, XVe siècles) entourent aussi une cour. Ce type persiste jusqu’au XVIe siècle. Les deux bourses d’Anvers construites à cette époque étaient des cours carrées entourées de portiques et de boutiques. Ce n’est cependant pas lu le type de halles le plus répandu : ces établissements affectaient généralement la forme d’un rectangle allongé, couvert de voûtes ou de charpentes et divisé assez, souvent en deux ou trois nefs, parfois aussi surmonté d’un étage. Les halles pouvaient être générales, servant à toute espèce de commerce on réservées à un seul. Elles pouvaient être la propriété d’un seigneur laïque ou religieux, dune ville ou d’une corporation. De là quelques différences dans les dimensions, le luxe ou certaines dispositions accessoires de ces constructions.

Charpente
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À Paris sous saint Louis, il existait deux halles aux draps; plus tard, chaque corporation eut la sienne, et les villes importantes ou rapprochées de la capitale y firent bâtir des halles qui étaient leur propriété. On peut citer comme halles spécialement affectées à un commerce les halles aux draps de Bruges, Bruxelles, Louvain, Gand ; les halles à la viande de Gand, Diest, Ypres, Anvers; la halle au pain de Bruxelles, et de nombreuses poissonneries. Les plus belles halles anciennes qui subsistent sont colles d’Ypres, commencées en 1201 terminées en 1304. Elles ont un étage supérieur et mesurent 133ml0 de façade. Comme à Bruges, le beffroi communal occupe le centre do cette façade et de chaque côté s’étendent vingt-deux travées d’une riche architecture.

Les halles étaient également reliées au beffroi à Arras et à Boulogne ; souvent elles faisaient corps avec l’hotel de ville, comme à Clermont en Beauvaisis. Elles occupent fréquemment le milieu d’une place, et, surtout dans le Midi, elles ne se composent souvent que d’un toit porté sur piliers ou sur arcades : telles sont les halles de Figeac, de Caylus, de Cordes (Haute-Garonne), de Couhé (Vienne). Du XVe au XVIIe siècle, on construisit un grani nombre de balles tout en bois ; telles sont celles d’Evron (Mayenne), Dives (Calvados), Gamaches (Somme), Villeneuve l’Archevêque (Yonne).

Les halles furent le principal centre d’approvisionnement de Paris, Louis VI n’avait installé sur le terrain des Champeaux Saint-llonoré, acheté a l’archevêque do Paris, qu’un marché à blé autour duquel plusieurs autres marchés vinrent peu à peu se grouper. Dès 118o, Philippe-Auguste y faisait construire des maisons, appentis, aux, ouvroirs et boutiques pour y vendre toutes sortes de marchandises. Il y installa une foire permanente et fit clore de murailles le terrain des Champeaux. Philippe le Bel donna aux constructions une certaine extension. On y vend alors non seulement des aliments, mais des draps, des chanvres, des armes, de la cordonnerie, do la friperie, des gants, des colliers, des pelisses et autres vêtements. En 1551,les halles furent démolies et reconstruites; deux ans après on y perça de nouvelles rues, où se groupèrent les marchands de même nature. Elles ont gardé (…) leurs anciens noms significatifs : rue de la Cossonnerie (volaille), rue de la Lingerie, rue des Potiers-d’Etain. D’autre part, les commerçants en spécialités provinciales formaient aussi bande à part, et divers points des halles étaient connus sous la dénomination de halles de Gonesse, halles de Pontoise, de Beauvais, de Douai, d’Amiens, de Bruxelles, etc. Il n’est rien, dit Michel de Marolles (XVIIe siècle), qui ne se vende aux halles où il y a plusieurs places jointes ensemble, l’une pour le blé, l’autre pour les herbes et les fruits, une autre pour la marée, d’autres pour la friperie, des rues tout entières pour des pourpoints, d’autres pour des chausses et quelques-unes pour des souliers. »

Les choses restèrent a peu près en cet état jusqu’au second Empire. La halle au blé, brûlée en 1802, fut reconstruite et surmontée d’une coupole en fer en 1511 ; elle a disparu lors de la création de la Bourse du commerce ; la halle aux cuirs, transférée en 1784 rue Mauconseil, émigra, en 1803, rue Censier; la halle aux draps et toiles, créée en 1786, fut incendiée en 1835 et ne reparut plus. C’est de 1854 seulement que datent les halles centrales, commencées d’après les plans et sous la direction de Baltard.

Les Halles
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Source : BNF – Gallica

Le marché lieu de négoce au XIXe siècle

LE MARCHE AU XIXE SIECLE – LES REGLES DU NEGOCE AMBULANT EN FRANCE

MARCHÉ. Antiquité romaine.

Niort's market hall.
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Primitivement le maeellum ou marché se confondait avec le forum. Plus tard, quand la vie publique eut encombré le forum romain, et que d’ailleurs le développement de la ville exigea des approvisionnements considérables, il y eut plusieurs marchés où les denrées se vendaient par spécialités, d’où chaque forum tirait son nom. C’est ainsi que l’on eut le forum boarium- (où l’on vendait les bœufs), le forum vinarium (pour le vin), piscatorium (pour le poisson), le forum ou maeellum cupedinis, où l’on vendait les plus fins comestibles et les mets tout cuits et prêts à emporter.
Mais peu à peu ces marchés locaux et spéciaux firent place à de vastes halles qui reçurent communément le nom de maeellum, et où l’on vendait de tout (Varron, De Ling, lai., V, 447). On connaît notamment le maeellum magnum sur le Cœlius (Curiosum Urbis, Reg. H), sans doute le même que le maeellum Augusti restauré ou embelli par Néron, le maeellum Liviœ sur l’Esquilin (Curiosum Urbis, lieg. V) appelé aussi forum Esquilinum, car cette antique appellation ne disparaît pas entièrement (Lanciani, Aneient Home in the light of récentDiscoverîes, p. 152). Il est probable que chaque quartier de la ville eufson maeellum (Acro ap. Horat., Serm. I,6,418 ; Jordan, Topographie der Stadt Rom im Allerthum, II, p. 115). Lorsque l’on promulguait des lois somptuaires, des gardes spéciaux étaient affectés au service des marchés et devaient confisquer les denrées interdites

Architecture du marché

Place affectée,dans les vïlles,à la vente des denrées et autres objets nécessaires à l’existence. Les premiers marchés furent établis le plus souvent sans abris ou tout au moins sans abris disposés suivant un plan uniforme ; mais peu à peu, on prit l’habitude, dès l’antiquité, de réserver autour des places servant de marchés des portiques au rez-de-chaussée des maisons avoisinantes et plus tard enfin on construisit de véritables édifiées de bois, puis de pierre, largement ouverts à leur partie inférieure et dans lesquels allaient et venaient les marchands qui y exposaient et vendaient leurs denrées. Vagora chez les Grecs, le forum chez les Romains, et, de nos jours, le bazar, chez les Orientaux, répondent à ce que nous appelons marché, taudis que le mot halle indique plutôt une sorte de marché central, pour une ville ou pour un quartier d’une grande ville, marché réunissant plusieurs genres de commerce. De nos jours, l’emploi du métal, comme élément principal de la construction des marchés et des telles, a permis de leur donner des dimensions et des proportions jusqu’alors peu usitées et a créé, pour ces édificies comme pour les docks et les gares de chemins de fer, une architecture métallique, caractéristique des progrès de l’art et de la science au xixe siècle

Marché Côte-des-Neiges - tomate rouge 2$ le panier
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Droit administratif applicable aux marchés du XIXe siècle.

Au sens restreint du mot, les marchés ou halles sont les constructions édifiées sur les places publiques où se réunissent, à des dates fixées, les marchands, pour les abriter eux et leurs marchandises. Mais l’emploi du mot marché s’est étendu aux emplacements eux-mêmes, à l’ensemble des marchands et désigne aujourd’hui, d’une façon générale, les réunions régulièrement tenues par les marchands à des jours et heures déterminés. On les distingue en foires ouvertes au commerce de toutes espèces de marchandises ; marchés aux “bestiaux, réserves aux animaux vivants ; marchés d’approvisionnement pour les denrées alimentaires, comestibles de toutes natures, matières premières et ustensiles, nécessaires à la population locale.

Etablissement d’un marché au XIXe siècle. — Dès le XIIIe siècle, on se préoccupa d’en réglementer rétablissement et la tenue. Au roi seul appartenait le droit d’en autoriser rétablissement. Les seigneurs faisaient construire et aménager les halles, les faisaient surveiller et étaient autorisés à percevoir des droits de hallage et de placage. Des ordonnances royales avaient créé les offices de mesureurs, vendeurs, peseurs,etc. La Révolution enleva ce droit aux seigneurs, ne leur laissant que la propriété des bâtiments qu’ils avaient construits; mais la loi des 15-28 mars 1790 décida qu’ils devraient s’entendre avec les municipalités pour les leur vendre ou louer.

Plus tard, la loi des 16-24 août 1790 confia aux corps municipaux la police et l’approvisionnement des halles et marchés en même temps que l’inspection de la fidélité du débit et de la salubrité des denrées qui y étaient vendues. Pour Paris, les arrêtés des consuls de messidor an VIII et 3 brumaire an IX donnaient au préfet de police les pouvoirs confiés aux municipalités. Les délibérations des municipalités concernant l’établissement ou la suppression des halles devaient être soumises à l’approbation d’une autorité supérieure. Sous les arrêtés des consuls du 7 thermidor an VIII, c’était aux consuls que ce droit d’approbation appartenait, après avis du préfet et du ministre de l’intérieur, ou à celui-ci avec l’avis du préfet, quand il ne s’agissait que de simples marchés d’approvIsionnement. Les art. 68 et 97 de la loi du 5 avr. 1884 n’ont fait que confirmer, ainsi que l’avait déjà fait la loi du 24 juil. 1867,1e droit des municipalités, réservant à l’autorité compétente l’approbation, sauf en ce qui concerne les marchés d’approvisionnement dont la réglementation est expressément laissée aux municipalités. Pour les autres marchés, le projet, une fois arrêté par la municipalité, doit être mis à l’enquête. Celle-ci doit réunir l’avis de toutes les communes situées dans un rayon de 2 myriamètres.

Droits de place. — Les communes ont la faculté de fixer un droit pour les places occupées par les marchands dans les halles et marchés. Cette perception fut, à l’origine, autorisée parla loi du 41 frimaire an VII, art. 6, n° 3. Ces droits ne doivent être que des droits de place, c.-à-d. être calculés d’après la surface occupée sans avoir égard à la valeur de la marchandise vendue ; mais, dans la pratique, on fixe divers tarifs applicables aux différents pavillons des halles et dont la base ou unité du droit varie avec la valeur de la marchandise vendue dans chaque pavillon. Le tarif des droits de place, établi parla municipalité, ne devient applicable qu’après l’approbation du préfet. C’est ce qu’a décidé la loi du 5 avr.1884 dans ses art. 68-69 et 133 combinés, confirmant en ceci les dispositions du décret du 25 mars 1852 et abrogeant le droit donné au conseil municipal par la loi du 24 juil. 1867 d’établir seul et sans contrôle les tarifs des droits de place. La commune peut ne pas procéder elle-même à la perception des droits et se substituer un adjudicataire auquel elle cède, moyennant une redevance, le droit de percevoir en ses lieu et place les montants des droits suivant le tarif ainsi arrêté. Cette cession se fait sous l’une des trois formes suivantes : ferme, régie simple ou régie intéressée. Elle doit être réalisée par voie d’adjudication aux enchères publiques et à l’extinction des feux, au chef-lieu de la commune, sous la présidence du maire, assisté de deux conseillers et du receveur municipal.

Peseurs, mesureurs, facteurs. — Pour assurer l’exécution des mesures prescrites par la municipalité, des agents spéciaux sont nécessaires, notamment des facteurs et porteurs commissionnés, des peseurs, mesureurs, jaugeurs publics, etc. La loi du 5 avr. 1884 autorise donc la municipalité à constituer sur le marché des porteurs ou agents commissionnés pour procéder, à l’exclusion de tous autres individus, mais sans cependant que leur ministère soit obligatoire, aux ventes auxquelles les pourvoyeurs peuvent procéder eux-mêmes. Aux termes de l’arrêté du 7 brumaire an IX et de la loi du 9 floréal an X des bureaux de poids publics peuvent être installés dans l’enceinte des marchés. Le décret du 25 mars 1852 réserve aux préfets le droit d’approuver l’arrêté municipal en prescrivant rétablissement ainsi que le tarif des droits de pesage.

marché du jeudi (ORANGE,FR84)
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Source : grande Encyclopédie du XIXe siècle (BNF)

Une cérémonie officielle sous la monarchie de Juillet en province, vue par Flaubert

LA MONARCHIE DE JUILLET EN REPRESENTATION EN PROVINCE : LES COMICES AGRICOLES A YONVILLE

Ils arrivèrent, en effet, ces fameux Comices ! Dès le matin de la solennité, tous les habitants, sur leurs portes, s’entretenaient des préparatifs ; on avait enguirlandé de lierres le fronton de la mairie ; une tente dans un pré était dressée pour le festin, et, au milieu de la Place, devant l’église, une espèce de bombarde devait signaler l’arrivée de M. le préfet et le nom des cultivateurs lauréats. La garde nationale de Buchy (il n’y en avait point à Yonville) était venue s’adjoindre au corps des pompiers, dont Binet était le capitaine. Il portait ce jour-là un col encore plus haut que de coutume ; et, sanglé dans sa tunique, il avait le buste si roide et immobile, que toute la partie vitale de sa personne semblait être descendue dans ses deux jambes, qui se levaient en cadence, à pas marqués, d’un seul mouvement. Comme une rivalité subsistait entre le percepteur et le colonel, l’un et l’autre, pour montrer leurs talents, faisaient à part manoeuvrer leurs hommes. On voyait alternativement passer et repasser les épaulettes rouges et les plastrons noirs. Cela ne finissait pas et toujours recommençait ! Jamais il n’y avait eu pareil déploiement de pompe ! Plusieurs bourgeois, dès la veille, avaient lavé leurs maisons ; des drapeaux tricolores pendaient aux fenêtres entrouvertes ; tous les cabarets étaient pleins ; et, par le beau temps qu’il faisait, les bonnets empesés, les croix d’or et les fichus de couleur paraissaient plus blancs que neige, miroitaient au soleil clair, et relevaient de leur bigarrure éparpillée la sombre monotonie des redingotes et des bourgerons bleus. Les fermières des environs retiraient, en descendant de cheval, la grosse épingle qui leur serrait autour du corps leur robe retroussée de peur des taches ; et les maris, au contraire, afin de ménager leurs chapeaux, gardaient par-dessus des mouchoirs de poche, dont ils tenaient un angle entre les dents.
La foule arrivait dans la grande rue par les deux bouts du village. Il s’en dégorgeait des ruelles, des allées, des maisons, et l’on entendait de temps à autre retomber le marteau des portes, derrière les bourgeoises en gants de fil, qui sortaient pour aller voir la fête. Ce que l’on admirait surtout, c’étaient deux longs ifs couverts de lampions qui flanquaient une estrade où s’allaient tenir les autorités ; et il y avait de plus, contre les quatre colonnes de la mairie, quatre manières de gaules, portant chacune un petit étendard de toile verdâtre, enrichi d’inscriptions en lettres d’or. On lisait sur l’un : «Au Commerce» ; sur l’autre : «À l’Agriculture» ; sur le troisième : «À l’Industrie» ; et sur le quatrième : «Aux Beaux-Arts».

Gustave Flaubert
photo credit: cod_gabriel

(…)
Le pré commençait à se remplir, et les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et leurs bambins. Souvent il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes, servantes en bas bleus, à souliers plats, à bagues d’argent, et qui sentaient le lait, quand on passait près d’elles. Elles marchaient en se tenant par la main, et se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusqu’à la tente du banquet. Mais c’était le moment de l’examen, et les cultivateurs, les uns après les autres, entraient dans une manière d’hippodrome que formait une longue corde portée sur des bâtons.
Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebis bêlaient ; les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon, et, ruminant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d’elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête et la crinière pendante, tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois ; et, sur la longue ondulation de tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës, et des têtes d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant un cercle de fer à la narine, et qui ne bougeait pas plus qu’une bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde.
Cependant, entre les deux rangées, des messieurs s’avançaient d’un pas lourd, examinant chaque animal, puis se consultaient à voix basse. L’un d’eux, qui semblait plus considérable, prenait, tout en marchant, quelques notes sur un album. C’était le président du jury : M. Derozerays de la Panville.

(…)

Mais ils furent obligés de s’écarter l’un de l’autre, à cause d’un grand échafaudage de chaises qu’un homme portait derrière eux. Il en était si surchargé, que l’on apercevait seulement la pointe de ses sabots, avec le bout de ses deux bras, écartés droit. C’était Lestiboudois, le fossoyeur, qui charriait dans la multitude les chaises de l’église. Plein d’imagination pour tout ce qui concernait ses intérêts, il avait découvert ce moyen de tirer parti des comices ; et son idée lui réussissait, car il ne savait plus auquel, entendre. En effet, les villageois, qui avaient chaud, se disputaient ces sièges dont la paille sentait l’encens, et s’appuyaient contre leurs gros dossiers salis par la cire des cierges, avec une certaine vénération.
(…)

Et elle jurait qu’elle ne se moquait pas, quand un coup de canon retentit ; aussitôt, on se poussa, pêle-mêle, vers le village.
C’était une fausse alerte. M. le préfet n’arrivait pas ; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s’il fallait commencer la séance ou bien attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet n’eut que le temps de crier : «Aux armes !» et le colonel de l’imiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita. Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l’équipage préfectoral sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leur chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment où la garde nationale et les pompiers s’y déployaient, tambour battant, et marquant le pas.
– Balancez ! cria Binet.
– Halte ! cria le colonel. Par file à gauche !
Et, après un port d’armes où le cliquetis des capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les escaliers, tous les fusils retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d’un habit court à broderie d’argent, chauve sur le front, portant toupet à l’occiput, ayant le teint blafard et l’apparence des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps qu’il levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet n’avait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture ; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, l’autre s’avoua confus ; et ils restaient ainsi, face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de l’honneur que l’on faisait à Yonville.
Hippolyte, le garçon de l’auberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion d’or, où beaucoup de paysans s’amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l’obusier tonna, et les messieurs à la file montèrent s’asseoir sur l’estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu’avait prêtés madame Tuvache.
Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux, et leurs favoris bouffants s’échappaient de grands cols roides, que maintenaient des cravates blanches à rosette bien étalée. Tous les gilets étaient de velours, à châle ; toutes les montres portaient au bout d’un long ruban quelque cachet ovale en cornaline ; et l’on appuyait ses deux mains sur ses deux cuisses, en écartant avec soin la fourche du pantalon, dont le drap non décati reluisait plus brillamment que le cuir des fortes bottes.
Les dames de la société se tenaient derrière, sous le vestibule, entre les colonnes, tandis que le commun de la foule était en face, debout, ou bien assis sur des chaises. En effet, Lestiboudois avait apporté là toutes celles qu’il avait déménagées de la prairie, et même il courait à chaque minute en chercher d’autres dans l’église, et causait un tel encombrement par son commerce, que l’on avait grand-peine à parvenir jusqu’au petit escalier de l’estrade.
(…)

Il y eut une agitation sur l’estrade, de longs chuchotements, des pourparlers. Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant qu’il s’appelait Lieuvain, et l’on se répétait son nom de l’un à l’autre, dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et appliqué dessus son oeil pour y mieux voir, il commença :
«Messieurs,
«Qu’il me soit permis d’abord (avant de vous entretenir de l’objet de cette réunion d’aujourd’hui, et ce sentiment, j’en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu’il me soit permis, dis-je, de rendre justice à l’administration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n’est indifférente, et qui dirige à la fois d’une main si ferme et si sage le char de l’État parmi les périls incessants d’une mer orageuse, sachant d’ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l’industrie, le commerce, l’agriculture et les beaux-arts.»

(…)

«Et qu’aurais-je à faire, messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? qui donc fournit à notre subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? L’agriculteur, messieurs, qui, ensemençant d’une main laborieuse les sillons féconds des campagnes, fait naître le blé, lequel broyé est mis en poudre au moyen d’ingénieux appareils, en sort sous le nom de farine, et, de là, transporté dans les cités, est bientôt rendu chez le boulanger, qui en confectionne un aliment pour le pauvre comme pour le riche. N’est-ce pas l’agriculteur encore qui engraisse, pour nos vêtements, ses abondants troupeaux dans les pâturages ? Car comment nous vêtirions-nous, car comment nous nourririons-nous sans l’agriculteur ? Et même, messieurs, est-il besoin d’aller si loin chercher des exemples ? Qui n’a souvent réfléchi à toute l’importance que l’on retire de ce modeste animal, ornement de nos basses-cours, qui fournit à la fois un oreiller moelleux pour nos couches, sa chair succulente pour nos tables, et des oeufs ? Mais je n’en finirais pas, s’il fallait énumérer les uns après les autres les différents produits que la terre bien cultivée, telle qu’une mère généreuse, prodigue à ses enfants. Ici, c’est la vigne ; ailleurs, ce sont les pommiers à cidre ; là, le colza ; plus loin, les fromages ; et le lin ; messieurs, n’oublions pas le lin ! qui a pris dans ces dernières années un accroissement considérable et sur lequel j’appellerai plus particulièrement votre attention.»

Il n’avait pas besoin de l’appeler : car toutes les bouches de la multitude se tenaient ouvertes, comme pour boire ses paroles. Tuvache, à côté de lui, l’écoutait en écarquillant les yeux ; M. Derozerays, de temps à autre, fermait doucement les paupières ; et, plus loin, le pharmacien, avec son fils Napoléon entre ses jambes, bombait sa main contre son oreille pour ne pas perdre une seule syllabe. Les autres membres du jury balançaient lentement leur menton dans leur gilet, en signe d’approbation. Les pompiers, au bas de l’estrade, se reposaient sur leurs baïonnettes ; et Binet, immobile, restait le coude en dehors, avec la pointe du sabre en l’air. Il entendait peut-être, mais il ne devait rien apercevoir, à cause de la visière de son casque qui lui descendait sur le nez. Son lieutenant, le fils cadet du sieur Tuvache, avait encore exagéré le sien ; car il en portait un énorme et qui lui vacillait sur la tête, en laissant dépasser un bout de son foulard d’indienne. Il souriait là-dessous avec une douceur tout enfantine, et sa petite figure pâle, où des gouttes ruisselaient, avait une expression de jouissance, d’accablement et de sommeil.
La Place jusqu’aux maisons était comble de monde. On voyait des gens accoudés à toutes les fenêtres, d’autres debout sur toutes les portes, et Justin, devant la devanture de la pharmacie, paraissait tout fixé dans la contemplation de ce qu’il regardait. Malgré le silence, la voix de M. Lieuvain se perdait dans l’air. Elle vous arrivait par lambeaux de phrases, qu’interrompait çà et là le bruit des chaises dans la foule ; puis on entendait, tout à coup, partir derrière soi un long mugissement de boeuf, ou bien les bêlements des agneaux qui se répondaient au coin des rues. En effet, les vachers et les bergers avaient poussé leurs bêtes jusque-là, et elles beuglaient de temps à autre, tout en arrachant avec leur langue quelque bribe de feuillage qui leur pendait sur le museau.
(…)
«Continuez ! persévérez ! n’écoutez ni les suggestions de la routine, ni les conseils trop hâtifs d’un empirisme téméraire ! Appliquez-vous surtout à l’amélioration du sol, aux bons engrais, au développement des races chevalines, bovines, ovines et porcines ! Que ces comices soient pour vous comme des arènes pacifiques où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu et fraternisera avec lui, dans l’espoir d’un succès meilleur ! Et vous, vénérables serviteurs ! humbles domestiques, dont aucun gouvernement jusqu’à ce jour n’avait pris en considération les pénibles labeurs, venez recevoir la récompense de vos vertus silencieuses, et soyez convaincus que l’État, désormais, a les yeux fixés sur vous, qu’il vous encourage, qu’il vous protège, qu’il fera droit à vos justes réclamations et allégera, autant qu’il est en lui, le fardeau de vos pénibles sacrifices !»

M. Lieuvain se rassit alors ; M. Derozerays se leva, commençant un autre discours. Le sien peut-être, ne fut point aussi fleuri que celui du Conseiller ; mais il se recommandait par un caractère de style plus positif, c’est-à-dire par des connaissances plus spéciales et des considérations plus relevées. Ainsi, l’éloge du gouvernement y tenait moins de place ; la religion et l’agriculture en occupaient davantage. On y voyait le rapport de l’une et de l’autre, et comment elles avaient concouru toujours à la civilisation. Rodolphe, avec madame Bovary, causait rêves, pressentiments, magnétisme. Remontant au berceau des sociétés, l’orateur vous dépeignait ces temps farouches où les hommes vivaient de glands, au fond des bois. Puis ils avaient quitté la dépouille des bêtes, endossé le drap, creusé des sillons, planté la vigne. Était-ce un bien, et n’y avait-il pas dans cette découverte plus d’inconvénients que d’avantages ?(…)

Campagne Aixoise
photo credit: alpha du centaure

La séance était finie ; la foule se dispersa ; et, maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume : les maîtres rudoyaient les domestiques, et ceux-ci frappaient les animaux, triomphateurs indolents qui s’en retournaient à l’étable, une couronne verte entre les cornes.
Cependant les gardes nationaux étaient montés au premier étage de la mairie, avec des brioches embrochées à leurs baïonnettes, et le tambour du bataillon qui portait un panier de bouteilles. Madame Bovary prit le bras de Rodolphe ; il la reconduisit chez elle ; ils se séparèrent devant sa porte ; puis il se promena seul dans la prairie, tout en attendant l’heure du banquet.
Le festin fut long, bruyant, mal servi ; l’on était si tassé, que l’on avait peine à remuer les coudes, et les planches étroites qui servaient de bancs faillirent se rompre sous le poids des convives. Ils mangeaient abondamment. Chacun s’en donnait pour sa quote-part. La sueur coulait sur tous les fronts ; et une vapeur blanchâtre, comme la buée d’un fleuve par un matin d’automne, flottait au-dessus de la table, entre les quinquets suspendus. Rodolphe, le dos appuyé contre le calicot de la tente, pensait si fort à Emma, qu’il n’entendait rien. Derrière lui, sur le gazon, des domestiques empilaient des assiettes sales ; ses voisins parlaient, il ne leur répondait pas ; on lui emplissait son verre, et un silence s’établissait dans sa pensée, malgré les accroissements de la rumeur. Il rêvait à ce qu’elle avait dit et à la forme de ses lèvres ; sa figure, comme en un miroir magique, brillait sur la plaque des shakos ; les plis de sa robe descendaient le long des murs, et des journées d’amour se déroulaient à l’infini dans les perspectives de l’avenir.
Il la revit le soir, pendant le feu d’artifice ; mais elle était avec son mari, madame Homais et le pharmacien, lequel se tourmentait beaucoup sur le danger des fusées perdues ; et, à chaque moment, il quittait la compagnie pour aller faire à Binet des recommandations.

Les pièces pyrotechniques envoyées à l’adresse du sieur Tuvache avaient, par excès de précaution, été enfermées dans sa cave ; aussi la poudre humide ne s’enflammait guère, et le morceau principal, qui devait figurer un dragon se mordant la queue, rata complètement. De temps à autre, il portait une pauvre chandelle romaine ; alors la foule béante poussait une clameur où se mêlait le cri des femmes à qui l’on chatouillait la taille pendant l’obscurité.

Source :

Flaubert, Madame Bovary, édition intégrale Université de Rouen